Dans cet article, je vais essayer d’expliquer pourquoi je pense qu’en politique, il ne faut pas avoir de valeurs. Bien sûr, je ne veux pas dire qu’il faut être une mauvaise personne, sans scrupules ni considération pour autrui ! Cela, c’est être une personne sans valeur : je parle bien de ne pas avoir de valeurs, c’est-à-dire de rejeter toutes les valeurs comme la justice, l’égalité, la famille, le travail ou le libre marché…
1 Qu’est-ce qu’une valeur ?
Quand je parle de “valeur”, je veux dire “valeur morale”, ou bien “valeur universelle”. Je considère que les valeurs ont trois caractéristiques importantes : elles sont moralement obligatoires, elles sont dogmatiques, et elles se forment et s’organisent dans un ordre moral. J’explique ensuite ce que je veux dire par là, mais il est important de comprendre que c’est en ce sens que j’utiliserai le mot “valeur” dans le reste de l’article, et non dans les autres sens qu’il peut avoir dans le langage courant.
1.1 Les valeurs sont moralement obligatoires
Les valeurs impliquent une obligation morale, c’est-à-dire qu’admettre une valeur, c’est admettre qu’on a l’obligation morale de la respecter. Par exemple, si on considère que l’égalité est une valeur importante, on a l’obligation de respecter l’égalité : faire autrement serait immoral, serait mal. Cela est plus évident quand on considère que les valeurs sont, presque par définition, bonnes : il y a une certaine obligation morale à faire ce qui est bon, et surtout à ne pas faire le contraire (ce qui est mal). Cela transparaît notamment dans des valeurs comme l’amour, l’honnêteté, le respect ou la tolérance.
1.2 Les valeurs sont dogmatiques
Les valeurs sont dogmatiques, c’est-à-dire qu’elles doivent être admises comme bonnes, sans raisonnement, sans justification. En effet, pourquoi l’égalité serait-elle meilleure que l’inégalité ? Pourquoi la justice serait-elle meilleure que l’injustice ? Les valeurs sont ce qui sert à légitimer, ce qui permet de justifier que quelque chose est bon ou mauvais. On a bien sûr en tête des arguments pour défendre ces valeurs ; par exemple la justice est nécessaire pour vivre en société et l’inégalité génère du malheur. Mais si on peut justifier ces valeurs à l’aide d’autre chose, alors ce ne sont plus des valeurs, ce sont des principes qui découlent de notre idéologie. Par exemple, on ne dirait pas que le droit d’avoir un avocat est une valeur, parce que l’on peut déduire ce droit de la “valeur justice”.
En fait, plus simplement : si une valeur peut être justifiée par autre chose, alors elle n’est plus qu’une étape du raisonnement : ce n’est plus une valeur en soi et par soi, mais simplement un principe que l’on a conclu être bon par autre chose. Si on pense qu’il faut argumenter pour une valeur, c’est bien qu’on accepte de la remettre en question, de lui faire perdre son statut de postulat, d’axiome, de chose bonne par elle-même. Si vous vous sentez obligé d’argumenter pour l’égalité, c’est que vous acceptez l’idée que l’égalité pourrait bien ne pas être bonne, et alors bien loin d’être une valeur, l’égalité perd tout statut particulier et n’est plus qu’un principe, une conclusion de votre raisonnement.
En cela, je m’éloigne d’autres utilisations du terme “valeur”, comme lorsque l’on dit “il a transmis de bonnes valeurs à son enfant” (pour dire une bonne éducation), ou bien “elle a des valeurs” (pour dire que c’est une bonne personne). Je réserve réellement le terme “valeur” à ce qui est bon en soi.
1.3 L’ordre moral
Une dernière caractéristique importante des valeurs est qu’elles sont modelées dans un ordre moral. Par là, je veux dire que les valeurs ne sont pas adoptées par hasard ou bien par décision philosophique : la plupart du temps, elles sont transmises d’une personne à une autre.
Ce que j’appelle “ordre moral”, c’est l’ensemble des valeurs communément acceptées dans une société. Il peut tout à fait changer avec le temps, simplement parce qu’une société peut changer de considérations sur ce qui est bon ou mauvais. Par exemple, il y a quelques siècles, la noblesse dirigeait la France, et tout le champ de valeurs qui va avec (la noblesse en tant que valeur, le droit divin, l’hérédité du pouvoir, le christianisme…) faisaient partie de l’ordre moral ; mais aujourd’hui, les royalistes sont minoritaires, et ils vont contre l’ordre moral établi, en affirmant que leur ordre moral plus ancien est meilleur. Il y a moins de 50 ans (avant 1981), l’homosexualité était un crime, et c’est en partie un changement des valeurs, un changement de l’ordre moral, qui a permis cela. On pourrait dire la même chose de la peine de mort, mais je reviendrai sur ce sujet plus tard.
Je veux vraiment insister sur ce point : les valeurs sont construites avec et par la morale d’une société, elles en sont l’expression. En cela, je ne considère pas l’insurrection, la résistance ou l’opposition à l’ordre moral comme des valeurs (précisément parce qu’elles sont construites en opposition à des valeurs morales).
2 Refuser la hiérarchie des valeurs
Les valeurs se veulent évidemment comme objectives, ou au moins substantielles. Adopter une valeur, c’est adopter l’idée que cette valeur est bonne, que l’on devrait conduire sa vie (ou celle de la société) en suivant cette valeur, parce que c’est mieux du point de vue de la morale, du point de vue du bien et du mal.
Dans son œuvre principale — l’Éthique — Spinoza parle, entre autres, du bien et du mal. Et c’est par un retournement de ces concepts de bien et de mal qu’il finit par détruire toute hiérarchie, toute supériorité des valeurs : “Nous ne poursuivons pas, nous ne désirons pas un objet parce qu’il est un bien, mais au contraire, nous ne disons qu’un objet est un bien que parce que nous le poursuivons et le désirons.” (Éthique III, prop. 9, scolie). Cette position, qu’on appelle relativisme moral (l’idée que le bien et le mal ne sont pas des caractéristiques d’une chose, mais qu’ils dépendent de l’individu en question) est très problématique pour les valeurs, car on voit bien que les valeurs ne sont plus alors bonnes que pour quelqu’un. Elles perdent complètement leur universalité, et on ne peut plus dire “l’égalité est bonne” ou “il faut de la justice”, mais seulement “l’égalité est bonne pour cet individu” ou “il faut de l’égalité pour cet individu”. On comprend donc que cette position philosophique nous empêche de construire une morale : on ne peut plus parler du bien et du mal au sens de la morale, mais seulement au sens relativiste (le bien devient presque “ce qui est utile”, et on voit bien qu’une chose n’est pas utile en elle-même, mais seulement utile pour faire quelque chose, utile pour quelqu’un).
On n’a donc aucun moyen de distinguer les valeurs entre elles : puisqu’une chose n’est bonne que parce que nous la désirons, alors nous ne pouvons pas la désirer parce qu’elle est bonne ! Finalement, on se trouve obligé de rejeter toute hiérarchie des valeurs (la liberté n’est pas meilleure que l’absence de liberté), toute idée qu’une chose soit meilleure qu’une autre, bref, on ne peut plus donner de valeur à rien. On pourrait résumer cela par l’aphorisme “il n’y a pas de valeur des valeurs”. Cette position de refus de la hiérarchie des valeurs, de refus des notions de bien et de mal, s’appelle le nihilisme. Si on accepte le nihilisme, on ne peut plus baser ses décisions sur la recherche du bien et l’évitement du mal : il faut trouver d’autres ressorts, par exemple la raison (comme le fait Spinoza), le dépassement vers le surhomme (comme le fait Nietzsche) ou la recherche de son intérêt personnel.
3 Les valeurs comme base pour la pensée
Comme je l’ai dit (voir Section 1.3) les valeurs s’inscrivent dans un ordre moral et sont dogmatiques (voir Section 1.2). Par cela, je veux dire que les valeurs se placent comme le fondement d’une pensée politique : on commence par accepter les valeurs (par exemple, l’égalité) et on en déduit des décisions à prendre (par exemple, mettre en place des taxes pour redistribuer les richesses). Les valeurs sont donc nos postulats, nos axiomes politiques (je trouve le terme axiome particulièrement adapté, car il rappelle l’axiologie, qui est l’étude des valeurs morales — et surtout car la racine grecque ἀξία, axia, signifie “valeur”).
Je vois deux problèmes à cette position des valeurs comme axiomes :
- si les valeurs sont des axiomes, c’est qu’on accepte qu’elles ne sont pas justifiées
- les valeurs peuvent être contradictoires entre elles
3.1 Les valeurs ne sont pas justifiées
Comme je l’ai dit, les valeurs sont axiomatiques : elles servent de fondement à une pensée politique. Si elles sont axiomatiques, c’est parce que l’on choisit d’admettre qu’elles n’ont pas besoin de justification, qu’elles sont bonnes en elles-mêmes (voir Section 1.2). Mais alors, penser par valeurs, c’est admettre que l’on s’arrête de penser à un moment donné. C’est accepter des principes sans arguments, sans démonstration, sans rationalité. J’aime résumer cela par l’aphorisme “Les valeurs sont la mort de la pensée”. Il est un peu excessif, mais je trouve qu’il exprime bien l’idée que, dès qu’on accepte une valeur, on admet quelque chose sans preuve, et donc on fait s’arrêter sa pensée à un endroit où elle devrait continuer.
Bien sûr, cela rejoint tous les arguments que j’ai donnés contre l’idée que les valeurs sont bonnes (voir Section 2), puisque la conclusion est la même : on ne devrait rien baser sur les valeurs. Mais je trouve cette démonstration plus simple que les arguments pour le nihilisme (et plus acceptable en cela qu’elle ne nécessite pas d’abandonner le concept même de bien).
3.2 Les valeurs peuvent être contradictoires
Les valeurs peuvent être contradictoires entre elles. Cela est évident, par exemple, entre des valeurs comme liberté et égalité, ou liberté et justice. Plus on s’assure d’avoir de l’égalité et de la justice, moins on laisse de libertés. Cela est vrai pour beaucoup d’autres valeurs, et c’est d’ailleurs bien normal : la non-liberté est autant une valeur que la liberté. Dans notre système politique actuel, on accepte très bien des restrictions de liberté comme l’interdiction de tuer ou de voler, parce que l’on considère que d’autres valeurs comme la vie humaine ou le respect de la propriété privée sont plus importantes. Mais ces contradictions, même si elles semblent aisées à résoudre en premier lieu (il semble évident que la vie humaine est plus importante que la liberté de tuer), sont en fait source de beaucoup de problèmes idéologiques.
Par exemple, comment faire la balance entre sécurité et liberté ? Le débat public regorge de cas où les uns prônent l’abandon de quelques libertés au nom de la sécurité, tandis que les autres défendent l’importance des libertés fondamentales contre cette “valeur sécurité”. Un exemple encore plus flagrant se trouve dans certaines critiques du communisme qui mettent en avant l’idée que ce système serait “trop égalitaire”, et détruirait toute liberté. On voit bien ici que liberté et égalité sont mises en opposition. On voit là à quelles absurdités nous mènent les valeurs : on en vient à un débat complètement stérile, puisqu’il se résume à défendre soit que la valeur A est plus importante que la valeur B, soit le contraire ; or si les valeurs sont des axiomes, alors rien ne peut faire pencher d’un côté ou de l’autre.
Cette possibilité pour des valeurs d’être contradictoires montre que l’on doit faire des choix très subjectifs pour former une hiérarchie des valeurs. Et je crois que cela suffit déjà à montrer que les valeurs ne devraient pas être utilisées pour fonder une idéologie politique.
4 Valeurs et politique
Je m’en voudrais de ne pas aborder plus en profondeur le lien entre les valeurs qu’on adopte et l’idéologie politique que l’on défend. Dans une première analyse, on pourrait considérer que ce sont les différences de valeurs qui font les différences d’idéologies. On entend souvent parler des “valeurs de gauche” ou des “valeurs de droite”. Cependant, je pense que l’on ne peut pas expliquer la différence entre la gauche et la droite à partir de différences de valeurs.
Bien sûr, un projet politique doit se placer par rapport à des valeurs, puisqu’il doit nécessairement se placer par rapport à l’ordre moral établi. Mais cela ne signifie pas qu’un projet politique doit nécessairement inclure et défendre des valeurs ! Je voudrais défendre l’idée que la gauche politique n’a pas de valeurs.
D’abord, d’un point de vue historique, la gauche a toujours été contre l’ordre moral : c’est la gauche qui a fait opposition aux valeurs établies pour obtenir le droit de vote des femmes, le droit à l’avortement, la dépénalisation de l’homosexualité… On peut analyser de la même manière des réformes “sociales” comme les 35 heures (qui s’opposent à la “valeur travail”), ou bien l’abolition de la peine de mort (voir Note 1). Je défends donc l’idée que la gauche est fondamentalement en opposition avec l’ordre moral, donc avec des valeurs.
Par là, je ne veux pas simplement dire que la gauche est anti-conservatrice, qu’elle est progressiste. Bien sûr, le progressisme est une part importante de l’idéologie de gauche, mais plus qu’un simple progressisme de principe, je considère que l’idéologie politique de gauche inclus la critique du système en place, la critique du cadre (institutionnel, idéologique, moral…). Comme le dit Frédéric Lordon : “Pour moi, la différence de la gauche et de la droite, elle est là : elle est dans ce rapport au cadre. Est de droite ce qui reste dans le cadre. Est de gauche ce qui veut sortir du cadre et refaire le cadre.” (Les économistes atterrés aux mardis de l’ESSEC). Je considère vraiment que cette posture critique est au cœur de ce qui fait l’idéologie politique de gauche.
Comme toujours, on peut pousser un concept pour en tirer des choses mauvaises. Ainsi, suite aux grèves de mai 68, la gauche Française s’est imprégnée d’un esprit de refus totale de toute hiérarchie, de toute morale. Toute privation de libertés pouvait être vue comme un abus de pouvoir et donc comme illégitime (“Il est interdit d’interdire”, ou bien “contestons toute forme d’autorité”). Ainsi, le journal Libération à pu défendre la pédophilie, sous le prétexte qu’aucune violence n’avait été commise sur les enfants, et donc qu’une condamnation ne serait que l’expression d’un ordre moral conservateur. A cette époque, dans la rédaction, toute interdiction est vue comme une censure, comme une oppression, et comme un stigmate de conservatisme que le progressisme convient d’éliminer. Pour plus d’information sur ce sujet, je vous recommende l’article de Libération qui revient sur son propre passé peu glorieux : Libération a-t-il soutenu la pédophilie en 1974 ?
L’abolition de la peine de mort me paraît être un excellent exemple pour illustrer cette différence entre les idéologies de droite et de gauche.
Le 17 septembre 1981, Robert Badinter, alors ministre de la Justice, prononce devant l’Assemblée nationale son discours pour faire voter l’abolition de la peine de mort.
Dans toute une première partie de son discours, il utilise des valeurs pour défendre l’abolition. Il fait appel aux valeurs de la révolution, notamment avec la citation de la phrase de Jean Jaurès : “La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution.”. Par là, il fait également appel à un ordre moral traditionnel : celui du christianisme. Il rappelle quels grands hommes se sont opposés à la peine de mort (Lepeletier de Saint Fargeau, Victor Hugo, Camus…)
Mais la plupart des arguments de son discours sont beaucoup plus empirique, et non basés sur des valeurs. Il expose que la peine de mort est sans effet (voire contre-productive) sur la criminalité (“[…] le seul résultat auquel ont conduit toutes les recherches menées par les criminologues est la constatation de l’absence de lien entre la peine de mort et l’évolution de la criminalité sanglante.”). Il parle du fait que le peuple a voté, sur référendum et par son élection du parti socialiste, pour l’abolition (“Le pays a élu une majorité de gauche ; ce faisant, en connaissance de cause, il savait qu’il approuvait un programme législatif dans lequel se trouvait inscrite, au premier rang des obligations morales, l’abolition de la peine de mort.”). Il parle du racisme qui vient avec la justice d’élimination. Il présente l’acte de tuer comme une passion que la peur de la mort ne saurait réprimer (“[…] ceux qui croient à la valeur dissuasive de la peine de mort méconnaissent la vérité humaine. La passion criminelle n’est pas plus arrêtée par la peur de la mort que d’autres passions ne le sont […].” ainsi que “C’est seulement pour la peine de mort qu’on invente l’idée que la peur de la mort retient l’homme dans ses passions extrêmes. Ce n’est pas exact.”). Il met en lien démocratie et abolition, dictatures et peine de mort (“Voici la première évidence : dans les pays de liberté, l’abolition est presque partout la règle ; dans les pays où règne la dictature, la peine de mort est partout pratiquée.”) pour montrer que c’est un choix politique. Il explique en quoi la peine de mort est problématique, car la justice ne peut pas être certaine de ses décisions (“Notre justice, et c’est son honneur, ne tue pas les déments. Mais elle ne sait pas les identifier à coup sûr […]”, mais aussi “Ceux qui veulent une justice qui tue, ceux-là sont animés par une double conviction : qu’il existe des hommes totalement coupables, c’est-à-dire des hommes totalement responsables de leurs actes, et qu’il peut y avoir une justice sûre de son infaillibilité au point de dire que celui-là peut vivre et que celui-là doit mourir.”).
Badinter donne donc ici un argumentaire qui n’est pas basé sur des valeurs, ou très peu ! La seule valeur qu’il utilise réellement, c’est celle de la vie humaine. Mais si ses opposants n’avaient pas de considération pour la vie humaine, ils ne considèreraient pas la peine de mort comme une sentence suffisante, et c’est pourquoi cette base, l’importance de la vie humaine, peut être utilisée.
J’apprécie beaucoup ce discours, à la fois pour les argumentations qu’il développe, pour l’impact qu’il a eu dans l’histoire de France, et pour sa grande qualité rhétorique. Son texte est disponible ici : Discours de Badinter contre la peine de mort.
5 Les valeurs sont une justification a posteriori
Je m’amuse de remarquer que la sociologie vient prêter main forte à Spinoza, puisqu’elle nous apprend que les valeurs de l’ordre moral ne sont pas à l’origine de notre système politique, mais au contraire, que c’est a posteriori, dans un but de justification du système en place, que les valeurs sont choisies. Autrement dit, et pour reprendre la tournure de Spinoza : ce n’est pas parce que nous poursuivons ou désirons des valeurs que notre système politique s’organise autour d’elles, mais c’est parce que notre système politique est organisé d’une certaine manière que l’ordre moral s’emplit de valeurs qui servent à justifier le système en place. Les valeurs permettent donc la stabilité politique en rendant le système actuel moralement nécessaire : changer le système serait immoral.
C’est bien pour justifier le système en place que l’on met en avant des valeurs, et pas le contraire.
6 Construire un système politique sans valeurs
J’espère vous avoir convaincu que les valeurs ne sont pas une base acceptable pour une idéologie politique. Mais une fois privés de tout appel à l’égalité, à la justice, au respect où au concept même de bien et de mal, comment faire pour construire une idéologie cohérente ? Je voudrais proposer ici la justification de quelques éléments d’une idéologie à partir d’axiomes qui me semblent plus raisonnables que des valeurs.
6.1 Axiomes
- Les décisions politiques doivent être prises le plus rationnellement possible.
- Il n’y a aucun moyen a priori de savoir si une idée (politique) est correcte ou non.
- Un individu n’a pas raison en tant qu’il est lui-même, mais seulement en tant que l’idée qu’il défend est adéquate (soit qu’il ait des arguments, soit que l’expérience lui donne raison).
6.2 Déductions
6.2.1 Les décisions nécessitent justification
Comme on ne peut pas savoir a priori si une idée est correcte (axiome 2), on admet qu’une décision ne devrait pas être prise sans justification.
6.2.2 Il faut exclure tout pouvoir individuel
Maintenant, par l’axiome 3, on comprend qu’il n’y a pas de raison de donner de pouvoir à une personne en particulier. En effet, son pouvoir serait justifié soit par sa personne, soit par ses idées, soit par autre chose. Mais pas par sa personne, car l’axiome 3 nous montre que ce n’est pas en lui-même qu’un individu a raison, mais seulement par ses idées. Et pas non plus par autre chose que ses idées, car on ne devrait pas justifier une décision sur des bases irrationnelles (axiome 1). Le pouvoir accordé à une personne doit donc entièrement découler des idées politiques qu’elle défend. On comprend alors que ce n’est pas à la personne qu’on accorde du pouvoir, mais aux idées. En effet, même si on décide, à cause de ses idées, de donner des responsabilités à un individu, le mandat devra être impératif : le pouvoir sera délégué à un individu seulement dans le but d’exécuter une action politique précise (sans possibilité de dérogation). Le mandat représentatif, dans lequel le représentant est libre de prendre des décisions indépendamment des idées qui ont fait qu’il a été choisi, n’est pas acceptable selon nos axiomes, car il s’oppose à la fois à l’axiome 1 et à l’axiome 3.
6.2.3 Il faut décider par délibération collective
Ayant exclu toute possibilité de donner le pouvoir à une personne, on comprend que la seule possibilité restante est la décision par délibération collective : aucun individu n’ayant a priori raison, et une décision devant pourtant être prise, mais pas par des individus en particulier (car on a exclu les situations de pouvoir), il faut bien que les décisions soient prises par le collectif. Mais cela n’est pas suffisant : faire participer des citoyens mal éduqués à la politique ou mal informés, cela s’oppose à l’axiome 1. Il faut donc, que les idées circulent suffisamment librement dans le débat public, que les citoyens soient suffisamment éduqués aux questions politiques, et qu’ils soient suffisamment bien informés. Il faut donc à la fois s’assurer d’une éducation politique des citoyens, et d’un espace de débat public le moins biaisé possible, dans lequel les idées peuvent être présentées et choisies rationnellement.
6.2.4 L’éducation politique des citoyens
L’éducation politique des citoyens est un sujet à part entière. Je voudrais simplement présenter ici quelques éléments à ce sujet
D’abord, il me semble important qu’elle soit dispensée à des personnes dont l’individualité et l’esprit critique est suffisamment constituée pour qu’elles soient capables d’avoir une posture critique face à cet enseignement lui-même. Cela implique d’abord que l’éducation politique des citoyens ne soit pas donnée à des enfants. Mais il est aussi impératif qu’elle soit précédée d’une éducation à l’esprit critique et à la philosophie, pour que les individus soient capables de repérer les biais cognitifs, de se défendre contre la rhétorique et les sophismes, et de construire ou critiquer par eux-mêmes des argumentations complexes. Une éducation politique qui ne respecterait pas ces critères aurait de grandes chances de se transformer en endoctrinement généraliser, et donc d’aller à l’encontre des axiomes 1 et 2.
6.2.5 Un espace circulation des idées
Comme je l’ai dit, il est nécessaire que le débat public soit un espace dans lequel les idées circulent librement et avec le moins de biais possibles.
La première conclusion que j’en tire est qu’il faut empêcher des acteurs privés d’avoir une trop grande influence idéologique. Par exemple, aujourd’hui, les médias privés constituent une source de biais dans la diffusion des idées (à l’avantage des propriétaires de ces médias). De la même manière, les médias étatiques constituent une source de biais à l’avantage de l’état. Dans le cas des médias, il me semble que la solution est à trouver dans un modèle public non étatique : les médias ne devraient pas être privés, ni possédés par l’état, mais simplement missionnés par l’état d’une mission de service public (et financés en conséquence) — cela est similaire au modèle d’institutions comme l’assurance maladie ou les universités. Je n’exclus pas d’autres possibilités, mais celle-ci me semble être fonctionnelle est simple à mettre en place.
Une autre conclusion importante est que les idées intolérantes ne doivent pas être acceptées. C’est le “paradoxe de la tolérance” (notamment formulé par Karl Popper quoique déjà présent chez d’autres auteurs) : si une société est complètement tolérante à toutes les idées, alors elle ne peut pas se protéger contre les idées intolérantes. En effet, les idéologies intolérantes deviennent facilement dogmatiques (en refusant — par leur intolérance — d’écouter les contre-arguments), et peuvent aisément justifier l’usage de la violence par leur intolérance. On comprend donc que le refus de l’intolérance est nécessaire pour s’assurer d’un minimum de rationalité dans les décisions.
Enfin, je soutiens que le débat public doit être organisé. En effet, l’auto-organisation de la diffusion des idées possède des problèmes intrinsèques. D’abord, sans organisation, la propagation des idées dépend des fréquentations de chaque personne, et on risque donc d’obtenir une ségrégation des idées entre les différents groupes d’individus. Ensuite, une circulation absolument libre des idées ne peut pas réellement s’opposer aux idées intolérantes (il faut bien une certaine organisation, même minimale, pour créer une force d’opposition suffisante). Enfin, sans organisation du débat public, il est un grand risque de contredire l’axiome 3 : on ne peut pas garantir que certaines personnes n’auront pas une place particulière dans le débat public, qui fera que leurs idées sont acceptées en tant qu’elles émanent de ces personnes, et non seulement pour les idées elles-mêmes. On pourrait résumer cela avec l’aphorisme : “sans modération, le pouvoir est à celui qui crie le plus fort” — chose que l’on observe fréquemment dans les débats télévisés, sur les réseaux sociaux, ou dans les discussions informelles.
6.3 Conclusions sur l’organisation politique
Je crois avoir réussi à montrer qu’il est possible de construire une idéologie politique sans valeurs, à partir d’axiomes raisonnables.
L’organisation que je défends peut être résumée comme une démocratie stricte, sans pouvoir individuel (soit il n’y a pas de représentants, soit les représentants sont soumis aux décisions collectives), et dans laquelle on s’assure que les citoyens sont en mesure de prendre des décisions politiques éclairées (d’où la nécessité d’une éducation politique, ainsi que d’un espace de débat public réellement démocratique).
Pour réellement construire un système politique, il me semble qu’il faudrait ajouter deux axiomes :
- Chaque individu cherche son propre bonheur.
- Les individus ont de l’empathie, c’est-à-dire qu’ils sont heureux quand ils voient d’autres personnes heureuses (à plus forte mesure quand ils pensent être la cause de ce bonheur chez autrui).
Je ne détaillerai pas leurs conséquences ici, mais je considère qu’ils sont plus raisonnables encore que les trois premiers.
6.4 Objections possibles
6.4.1 La rationalité serait une valeur
La plus importante objection que je conçoive à cette construction idéologique est le fait que j’utilise la rationalité comme une valeur fondatrice. Il est vrai que l’on peut dire que, dans ce système, la rationalité est “bonne” axiomatiquement. Cependant, j’entends démontrer premièrement que cela est nécessaire à toute construction politique, et surtout que la rationalité n’est pas une valeur au sens où je l’entends dans cet article.
La rationalité est nécessaire à toute construction politique, car si on refuse la rationalité, alors on pose des décisions sans justification, sans raison. Mais cela implique que les citoyens n’ont aucune raison d’accepter ces décisions. Le refus de décisions rationnelles implique donc une coercition des citoyens (soit par leur maintien dans l’ignorance, soit par une opposition directe et violente aux citoyens réfractaires). Mais plus fondamentalement, la rationalité est nécessaire pour penser une construction politique : sans rationalité, on ne peut même pas penser la construction politique ! En effet, même une dictature, qui choisit l’intérêt et le pouvoir d’un petit nombre au détriment du plus grand nombre, est basée sur des règles rationnelles : il faut une certaine organisation pour éviter les putschs, il faut faire en sorte que la caste des personnes qui détiennent du pouvoir soit avantagée, pour qu’elle accepte que la dictature continue de cette manière… (à ce sujet, cet essai vidéo est intéressant : CGP Grey - The Rules for Rulers (en)). Le seul système dans lequel on puisse véritablement dire qu’il n’y a pas de rationalité est l’anomie : l’absence totale de règles. Outre le fait que ce système est probablement impossible (les humains ont une tendance naturelle à se regrouper en communautés), il n’est pas réellement un système : il désigne plutôt l’absence de système. Pour apporter un dernier argument, au niveau individuel, les personnes cherchent toujours à être rationnelles. Si elles échouent parfois, ce n’est jamais en cherchant activement à faire une décision irrationnelle. En effet, si on veut arriver à un but, on ne peut pas chercher à faire l’opposé des décisions rationnelles : si on prend une décision, c’est qu’elle nous semble être la bonne du point de vue de la raison. Dire qu’une personne agit irrationnellement nécessite toujours un point de vue extérieur.
La rationalité n’est pas une valeur, en tout cas pas dans le sens que j’ai utilisé dans cet article. En effet, j’ai donné trois critères (voir Section 1) caractéristiques de ce que j’appelle une valeur : leur aspect moralement obligatoire, leur aspect dogmatique, et leur inscription dans un certain ordre moral. Or, la rationalité ne respecte aucun de ces critères.
6.4.1.1 La rationalité n’est pas moralement obligatoire
La rationalité n’est pas moralement obligatoire. En effet, on ne peut pas rendre moralement responsable une personne qui n’aurait pas pris une décision rationnelle, puisque cela arrive à tous les êtres humains, en cela qu’ils sont des êtres traversés par des émotions, par des affects, que la raison est incapable de réprimer. Cela se traduit d’ailleurs par la formulation de l’axiome 1 : il ne dit pas que les décisions devraient être prises absolument rationnellement, mais plutôt qu’elles devraient être prises “le plus rationnellement possible”. Cela vient du fait qu’on ne peut jamais garantir la rationalité totale, absolue, d’un raisonnement. On ne peut donc pas considérer la rationalité comme moralement obligatoire.
6.4.1.2 La rationalité n’est pas dogmatique
La rationalité n’est pas dogmatique. En effet, elle est même presque opposée au dogme : la réflexion critique, le scepticisme, l’usage de la raison, bref, la rationalité, sont précisément les outils qui peuvent nous protéger contre le dogme. Développer la rationalité ne peut que faire diminuer les croyances dogmatiques (en tout cas si la rationalité est enseignée avec une posture critique et sceptique, et non comme un outil de rhétorique). Quant à la rationalité en elle-même, elle n’est pas réellement dogmatique, puisqu’on a des raisons de la mobiliser : c’est un outil qui permet de faire moins d’erreurs dans nos prédictions. Une des meilleures preuves de cela se situe dans la méthode scientifique, qui permet de modéliser la réalité avec une fidélité étonnante. Autrement, on a des raisons empiriques de vouloir utiliser la raison. Mais surtout, on voit que la définition même de dogme nécessite le concept de rationalité : est dogmatique ce qui est admis sans preuve, sans raison, sans arguments, bref, ce qui ne passe pas par la rationalité pour être considéré comme vrai. Il semble donc difficile de qualifier la rationalité elle-même de dogmatique.
6.4.1.3 La rationalité ne fait pas partie d’un ordre moral
Enfin, la rationalité ne fait pas partie d’un ordre moral. Cela est évident à partir de ce que j’ai dit plus tôt : tous les humains cherchent à être rationnels. La rationalité (ou plutôt le désir de rationalité) semble suivre nécessairement de la nature de l’esprit humain. Si elle n’est pas innée, elle est tellement nécessaire à la formation des sociétés humaines qu’elle devient universelle. Elle n’est donc pas transmise par la société au même titre que les valeurs constituant un ordre moral. Dans un mouvement similaire à l’opposition entre rationalité et dogmatisme, on peut également ajouter que la rationalité est précisément ce qui nous permet de prendre du recul avec l’ordre moral.
6.4.2 Les valeurs seraient un type d’axiome
Une autre objection, presque symétrique à la première, consisterait à défendre l’idée que les valeurs sont, en politique, des axiomes, et donc que les axiomes que j’ai utilisés ne sont pas différents des valeurs usuelles. Cela vient du fait qu’ils ne sont pas réellement des axiomes. En réalité, ils ne sont des axiomes que dans le cadre de mon développement d’un système politique. Mais le terme “postulat” serait plus adapté. Un axiome est normalement ce qui ne peut pas être justifié. Par exemple, en mathématiques, un axiome commun est que “zéro est un nombre entier”. Il n’y a pas de moyens de démontrer, mais personne n’irait mettre en doute ce fait. Il sert en fait de définition à ce que sont les nombres entiers. Au contraire, les axiomes que j’ai présentés ne sont pas évidemment irréfutables. Ils sont des postulats, car ils servent de base à mon argumentation. On ne peut pas les démontrer, mais il serait possible de les réfuter. Ils ne sont des axiomes que dans le cadre restreint de ma construction idéologique, mais pas dans le cadre de toute la philosophie politique. On pourrait donc objecter à mes axiomes qu’ils sont tout aussi dogmatiques que des valeurs.
Pourtant, même s’ils sont dogmatiques, mes axiomes (ou postulats) ne peuvent pas être considérés comme des valeurs au sens que j’ai donné (voir Section 1). En effet, ils ne sont pas moralement obligatoires (j’ai déjà expliqué cela pour l’axiome 1, et il me semble que c’est évident pour les axiomes 2 et 3). Quant à savoir s’ils constituent un ordre moral, on peut répondre oui en tant qu’ils forment un système de dogmes, et non en tant qu’ils ne sont pas des valeurs morales.
Pour réfuter plus encore cette objection, je voudrais expliquer en quoi ces axiomes ne sont pas dogmatiques. J’ai déjà expliqué cela pour l’axiome 1, mais en réalité, il est une chose commune à tous ces axiomes, et qui fait qu’ils ne sont pas dogmatiques : ils ont un certain encrage empirique. Contrairement à des valeurs, ils sont aisément vérifiables par l’expérience. On peut aisément concevoir une expérience qui vérifie que :
- ne pas suivre la rationalité conduit à faire de mauvaises décisions.
- les idées ne sont pas vraies a priori, avant examen.
- la vérité des idées ne dépend pas de l’individu qui les défend.
Ces axiomes (voir Section 6.1) pourraient en fait être résumés à une simple posture sceptique face aux idées politiques : ne pas admettre sans preuves, ne pas juger sans arguments, et ne pas considérer que la manière de présenter une idée impacte sa véracité. Je pense que ces axiomes sont très raisonnables et empiriques pour qu’on les accepte comme vrais, et qu’on les utilise comme base d’une idéologie.
7 Conclusion
J’ai essayé dans cet article de défendre les idées suivantes :
Il ne faut pas utiliser les valeurs comme justification d’une idéologie politique (sans pour autant refuser leurs conclusions) (voir Section 2 et Section 3).
L’idéologie politique de gauche est critique de l’ordre moral établi, et donc des valeurs. Elle se construit fondamentalement (d’un point de vue idéologique et historique) dans l’opposition à des valeurs dogmatiques (voir Section 4).
C’est pour justifier le système politique actuel que l’on choisit de mettre en avant certaines valeurs, et pas le contraire (voir Section 5).
Il est possible de justifier un système politique cohérent sans faire appel à des valeurs, mais simplement à des axiomes raisonnables (voir Section 6).